Concernant "le verrou" de Fragonard, j'ai trouvé cette critique :
"Le fond de commerce du 18e siècle, c’est le cul. Pas un soupçon d’imaginaire artistique qui n’ait pris (son) pied dans l’enthousiasme sexuel. De la fausse naïveté à la perversité la plus coriace, on a l’impression de baigner sans cesse dans un parfum de peau et, bien souvent, de sang. Et pourtant, si le libertinage a fait la nique à la mystique dévote, ce n’est pas sans quelque déception. Car, outre le plaisir fort éculé de percevoir du désir et de la chair un peu partout, l’esprit libertin ne s’embarrasse guère de libertés supplémentaires. Dommage.
Le Verrou de Fragonard est à juste titre considéré comme la pièce maîtresse, le parangon de cet esprit libertin mais, à tort, comme un immense chef-d’œuvre. A y regarder de plus près, et une fois passés les discours d’usage sur le vertige de l’instant où tout bascule, on s’aperçoit que Le Verrou n’est rien d’autre qu’une image pieusement codifiée, saturée de symboles faciles et d’effets grossiers. La seule énigme du tableau consiste en fait à savoir jusqu’à quel point la jeune femme consent inconsciemment à souffrir les assauts du grand ado nerveux. Les Sadiens diront – non sans malice – « jusqu’au bout », mais, personne n’est forcé de les suivre.
Question : s’il s’agit du parangon pictural de l’esprit libertin, comment se peut-il que ce tableau ne soit pas un chef-d’œuvre ? Parce que le libertinage n’est, jusqu’à Sade, jamais parvenu à s’affranchir d’un ensemble de règles (forcément nécessaire pour jouer…) qui en alourdissent les structures et en contredisent les velléités d’émancipation. Autrement dit, en s’appuyant sur des partis pris formels compassés à souhait, Le Verrou répond parfaitement à l’esprit « réglé » du libertinage.
Oui, ce Verrou est d’une terrible médiocrité. On ne sait ce qui est le plus affligeant entre la codification ultra-convenue, le contraste grotesque des deux corps et la stupidité de la composition. Match nul, sans doute. Non que Fragonard soit un mauvais peintre. Il a même des qualités. Mais quelle épouvantable pompe chez celui qu’on dit être le chantre de l’éclair et de la fulgurance.
Car la fulgurance sexuelle, le puissance du désir, impérieux, impétueux s’accommode mal avec des allusions grosses comme des coffres-forts. Prenons-en trois. Le verrou lui-même, d’abord. Symbole forcé – et renforcé par le titre – de l’emprisonnement par le désir, le verrou est en outre un signe plus qu’explicite de l’entrée-sortie, du va-et-vient, de la pénétration. Un inéluctable destin de baise : voilà ce qu’est ce bout de cuivre sur la porte, tant mis en lumière par la composition qu’on se demande si Fragonard n’était pas tenté d’ajouter une légende. Il s’est contenté de le montrer des deux mains (une du jeune homme, une de la jeune femme), c’était sans doute suffisant.
Le rideau rouge. Dire que certains se croient encore très malins en précisant qu’il pourrait s’agir d’une allusion au sexe féminin. Certes… Une telle débauche de muqueuses, souple et ombragée, ne tromperait même pas un enfant de chœur. Oui, Fragonard a peint une immense chatte un siècle avant Courbet. L’audace en moins, la vulgarité en plus. Un théâtre de lèvres et de clitoris, grand ouvert et sans imagination, ou si peu. Il n’y a pas la sincérité métaphysique du maître d’Ornans ici, pas de transcendance pornographique. Une suggestion érotique pour faire bander les sous-préfets à la retraite, tout au plus.
Mais que dire alors de cette pauvre pomme, paumée sur la table de nuit ? Comme si les connotations ne suffisaient pas, il faut encore polluer la scène d’une référence biblique digne des pires heures de Nicolas Poussin. Cette petite rondeur qui conclut le rai de lumière diagonal est-il un point final aux allégories de comptoir ? On aimerait le croire. En sombrant dans les méandres conceptuels, on dirait volontiers que le vice ici représenté est auto-référentiel ; il n’est pas tant celui des libertins que celui de Fragonard lui-même, obsédé par le symbole comme un fétichiste par les cothurnes de sa gueuse.
Le saviez-vous : un tableau est muet… Pour traduire pensées et sentiments, il existe toutefois des solutions de recours, parmi lesquelles le langage du corps. « Tais-toi ma langue » plaisantait Shakespeare et exprimez-vous donc muscles, nerfs, derme et épiderme. Le contraste entre les deux protagonistes de la toile, figés dans des poses rigoureusement contraires est si théâtral qu’il produit un effet grotesque. Par-delà la monstruosité de la scène (un viol ?), il y a dans l’opposition paroxystique des attitudes un aspect comique qui, si sympathique soit-il, n’en demeure pas moins une évidente faute de goût. Voyez d’abord, de dos, l’homme. Un concentré d’érection. Bras droit tendu, coude gauche saillant, petites fesses serrées, jambes raidies. C’est une caricature du désir. Caricature comique de par son contraste avec la jeune femme, certes, mais caricature comique à elle seule, si l’on observe les efforts consentis pour fermer ce fameux verrou. Cet homme serait-il un nain ? Même sur la pointe des pieds, ce n’est que du bout des doigts qu’il séquestre sa proie. Absurde.
Face à cet ardent libertin monolithique, Fragonard a peint une poupée désarticulée. Une tête penchée à 90 degrés, un bras droit plié dont la main ploie, un corps qui bascule, aucun appui au sol. Cette femme a une allure de marionnette en chiffon que viendrait dévorer un pantin de bois. Une mise en scène grand-guignol pour apeurer les petits et transir les esthètes du dimanche.
Cette toile plaît parce qu’elle constitue une image patente du piège. La raideur masculine n’est pas sans rappeler les mâchoires d’acier qui se referment sur les pattes du gibier avec ce son de ferraille qui claque, comme un verrou. Quant à ce corps féminin, il semble déjà désossé, disloqué, en charpies. Fragonard a peint une scène de chasse en intérieur. Et comme dans toute scène de chasse, il y a là des ressorts de plaisir (oh les belles bêtes ! et qu’elles sont fortes…) et de terreur (pauvre mouton broyé par les dents du loup…) dont l’efficace n’opère qu’auprès de notre sensibilité la plus enfantine. Alors mélodrame ? Théâtre de marionnettes ? Scène de chasse ? Un peu de tout ça. Rien de sérieux en tout cas.
Et puis soyons honnêtes une petite seconde. Qu’ils sont laids… Qui peut bien désirer cette épigone de vierge néo-classique, affublée d’un cou de taureau et d’un visage de cire ? L’adolescent qui frisouille ? Après tout, pourquoi pas. Son profil suffit à montrer qu’il ne vaut pas beaucoup mieux que son affreux boudin blond. Entre le falot et sa fadasse, l’ingratitude physique est la chose la mieux partagée.
La composition rococo de l’œuvre s’articule autour d’une ligne de force diagonale soutenue par une vive lumière, dont la provenance est plus mystérieuse encore que les ombres dansant sur le lit. Une énergie transversale électrise le tableau, mais d’une manière trop emphatique. La suite des coudes qui rythme l’inclinaison de l’axe dans la partie droite du tableau est en réalité très maladroite. Le déséquilibre produit entre la densité du couple et le vide qui entoure la pomme est redoutable. Là où la toile se veut un souffle en suspens, elle s’épuise en de pitoyables halètements. Il y a bien un essoufflement de cette ligne force, trop cadencé dans ses hauteurs et, en comparaison, beaucoup trop pauvre au niveau du fruit.
La lourdeur des drapés favorise davantage encore cet essoufflement. On étouffe. Rien ne nous est épargné. N’allons pas détailler l’ensemble de ces plis, il y en aurait pour des heures : rideaux, lit, habits… Fragonard devait avoir une passion sans borne pour le froissé. Avec tant de plis, des centaines de trajets annexes, en forme de discrets sillons, se dessinent au fil de l’huile. Il y en a tellement que chacun pourra élaborer les cheminements qu’il désire et laisser libre cours à des trésors d’interprétation. Mais, à la vérité, pour qui voudrait réellement laisser son œil courir le long de ces itinéraires bis, l’égarement est garanti et l’asphyxie assurée. De quoi se retrouver tout aussi perdu que la pomme du tableau.
Le verrou est ainsi une intimité apocalyptique, où la blancheur semble promise à la rougeur des passions romanesques et des sexualités sanglantes. Mais le dispositif, convenu et maladroit, pèse beaucoup trop lourd sur la scène représentée pour en distiller l’inquiétant parfum. Sans cynisme, demandons-nous peut-être si Fragonard n’a pas voulu peindre une toile comique, burlesque presque. Une façon de retrouver, via un regard amusé, l’esprit ludique du libertinage. Rire de ce tableau, de cette dinde assaillie, permet de se conformer à cette cruelle insouciance du libertin, à sa féroce indifférence.
Et cette toile serait lors à double fond. Un verrou à double tour."